Pourquoi les Occidentaux doivent sauver l’Ukraine

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Andreas Umland 12 juillet 2014

La survie de l’État ukrainien est important pour la paix en Europe et au-delà

Des crises politiques majeures se sont déroulées récemment à proximité du sud de l’UE. Que ce soit la Syrie, l’Irak, la Libye ou l’Égypte – l’avenir d’une grande partie du monde arabe est incertain aujourd’hui. Bien qu’ayant aussi un rapport direct avec l’Union, le conflit russo-ukrainien, en raison des désordres en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, a reçu moins d’attention médiatique au cours des dernières semaines. Le résultat du conflit Est-Européen est, cependant, aussi important pour les Occidentaux.

 Tandis que d’autres situations difficiles en Europe, en Asie ou en Afrique demandent aussi qu’on y fasse attention, la confrontation croissante entre Moscou et Kiev touche à la fois au cœur de la structure de sécurité européenne et du régime de non-prolifération dans le monde. La Russie et l’Ukraine sont territorialement les deux plus grands pays de l’Europe avec respectivement des populations d’environ 189 et 45 millions de personnes. Ils ont des frontières terrestres avec plusieurs États membres de l’UE et sont liés à l’économie de l’Union et à ses sociétés de façons multiples. L’Ukraine est pour l’UE la vitrine d’une ambitieuse politique de partenariat et d’association en Europe de l’Est. La Russie est, après les États-Unis, la deuxième plus grande puissance militaire tandis que l’Ukraine aurait pu être aujourd’hui par le nombre le troisième détenteur d’ogives nucléaires dans le monde.

Les dangers de la dévaluation des garanties de sécurité internationales

Lors de la signature du Mémorandum de Budapest en 1994, Kiev a naïvement cru en certains engagements de sécurité pris par les États-Unis et le Royaume-Uni. Dans le Mémorandum, Washington et Londres ont garanti l’intégrité territoriale et l’entière souveraineté de l’Ukraine en échange de la suppression de l’arsenal nucléaire ukrainien. Moscou était aussi un signataire de ce mémorandum. En fait, le but premier du document était de protéger l’Ukraine de l’irrédentisme et du néo-impérialisme russe.

 Même si elle n’aurait pas été en mesure de tirer pleinement parti de celle-ci, la puissance militaire nucléaire potentielle de l’Ukraine était, dans le milieu des années 90, plus grande que celle de la Chine, de la Grande-Bretagne et de la France réunies. En quelques années, l’Ukraine est devenue entièrement dénucléarisée, comme cela avait été convenu en 1994. Néanmoins, la Russie, le quatrième État signataire à l’origine du mémorandum de Budapest, a, au cours des 10 dernières années, de façons multiples, violé les principales dispositions du mémorandum. Jusqu’en 2013, Moscou a, à plusieurs reprises, exercé des pressions économiques et politiques sur Kiev. De février à avril 2014, la Russie a annexé la Crimée par des moyens militaires. Depuis plusieurs semaines déjà, Moscou a activement encouragé, armé et soutenu un soulèvement séparatiste de plus en plus sanglant dans l’est de l’Ukraine. Jusqu’à ce jour la réaction des Occidentaux devant les abus évidents de Moscou a été absente ou timorée. Pourquoi cela doit changer ?

 Le comportement de la Russie dans l’espace post-soviétique, en général, son annexion ouverte de la péninsule de Crimée et son invasion à peine voilée du Donbass, en particulier, et les réactions ambigües des Occidentaux devant ces défis envoient en ce moment des messages inquiétants. La leçon ukrainienne que tire les États à travers le monde c’est : « si vous souhaitez doter votre pays d’une sécurité durable, vous avez besoin de la bombe. Et une fois que vous avez obtenu la bombe, vous ne devez jamais la céder ; peu importe ce que puisse vous promettre quelque homme politique important que ce soit à Washington, Londres ou Bruxelles (sans parler de Moscou). »

 Le mémorandum de Budapest de 1994 sur l’intégrité territoriale ukrainienne, le Document de l’OSCE de 1999 sur le retrait de la Russie des troupes de la région de Transnistrie de la Moldavie, le Plan de Sarkozy de 2008 sur le retrait militaire russe des régions d’Abkhazie et d’Ossétie du sud appartenant à la Géorgie, et la déclaration de Genève de 2014 concernant la libération des édifices publics ukrainiens occupés par les séparatistes pro-russe n’ont aujourd’hui plus de signification. Signés tant par la Russie que par les États-Unis, des États européens et/ou des organisations internationales, ils sont devenus des morceaux de papier sans valeur. L’avertissement que cela adresse au monde est que les assurances données même par les grandes puissances occidentales ou par des entités telles que l’OSCE et l’UE n’ont finalement pas de conséquence. Si un pays n’a pas un parapluie nucléaire fiable (soit le sien, soit celui d’un allié proche), son intégrité, son territoire et son indépendance peuvent être mis en question. La crise ukrainienne a prouvé que seules les armes de destruction massive peuvent garantir à un État sa pleine souveraineté, dans le cas d’une confrontation majeure avec un voisin agressif.

La signification particulière des dernières actions de la Russie et la timide réponse des Occidentaux

Les politiques néo-impérialistes russes envers la Moldavie, la Georgie, ou l’Arménie en 1999-2013 avaient déjà soulevé bon nombre de ces questions. Pourtant, l’affaire ukrainienne de 2014 a été une nouveauté si on prends en compte :

 (a) la gravité de la violation par la Russie du droit international par une annexion de jure de la Crimée et pas seulement une appropriation de facto comme cela s’était passé avec la Transnistrie, l’Abkhazie ou l’Ossétie du Sud,

(b) la brutalité de la campagne de propagande du Kremlin en utilisant des termes comme « fascisme », « la junte », « génocide », « Nazi », « Auschwitz », etc. pour décrire non seulement des nationalistes ukrainiens relativement marginaux, mais la révolution de l’EuroMaidan et les politiques gouvernementales, prises ensembles, afin de justifier l’invasion du Sud et de l’Est de l’Ukraine par la Russie

 (c) l’impudence des mensonges publics de Moscou, de la manipulation des médias et des gaffes diplomatiques, concernant l’Ukraine d’après l’EuroMaidan, sur la scène internationale, et

  (d) le rôle déclaré du Kremlin dans la provocation, l’escalade et l’accroissement de la violence, dans l’Est de l’Ukraine.

 L’attaque politique, diplomatique, militaire et rhétorique de la Russie envers l’Ukraine, son territoire, son identité et sa culture a été un défi particulièrement révoltant envers l’ordre international des États, le régime mondial de non-prolifération, les pratiques diplomatiques postérieures à la guerre froides et le système de valeurs de l’OSCE ainsi que celle du Conseil de l’Europe. En terme de sécurité à la fois européenne et mondiale, un règlement durable du conflit russo-ukrainien est donc de la plus grande importance pour la résolution d’autres crises majeures à proximité de l’Union européenne.

 Malgré ces graves circonstances, l’approche des Occidentaux envers la subversion russe contre l’Ukraine (comme envers les tentatives russes antérieures) a été réticent, hésitant et confus. Moscou a achevé l’occupation de la Crimée en dépit de tous les avertissements de Washington, Bruxelles et Berlin. La limitation des sanctions des Occidentaux pour l’annexion au cours des semaines suivantes n’a pas seulement eu des conséquences pour le régime de non-prolifération dans le monde. Elle a aussi encouragé les menées Russes ultérieures, même si elles ont été moins manifestement illégales, dans la partie continentale de l’Ukraine et a ainsi contribué à la poursuite de la destruction des garanties de sécurité données à l’Ukraine, en échange de l’abandon de ses armes de destruction massive.

 Peu de temps après la violation, avec si peu de conséquences, du Mémorandum de Budapest et des autres accords internationaux sur la Crimée, Moscou a aussi méconnu les dispositions de la déclaration de Genève d’avril 2014 concernant l’est de l’Ukraine, bien que le Kremlin ait lui-même formulé auparavant une grande partie de celle-ci. Par l’intermédiaire de ses hommes de main en Ukraine orientale, Moscou a saboté ou, au moins, a facilité la perturbation de l’élection présidentielle ukrainienne du 25 mai 2014 non seulement dans la Crimée, mais aussi dans les Districts de Louhansk et de Donetsk. Les élections ont été boycottées activement par les séparatistes soutenus par la Russie. Ceci en dépit du fait qu’il y avait deux candidats ouvertement pro-russe à la présidence, Petro Symonenko et Mykhailo Dobkin, qui auraient pu faire un relativement bon score dans la Crimée et le Donbass. En outre, si les électeurs des trois régions avaient eu la chance de pouvoir voter, cela pourrait avoir obligé à la tenue d’un second tour des élections, peut-être même avec un candidat relativement pro-russe, comme Serhiy Tihipko de Dnipropetrovsk, dans un duel face à l’actuel président Petro Poroshenko.

Pourquoi le Kremlin pousse à la roue

Celles-ci et d’autres actions non seulement montrent que la Russie est insuffisamment intéressé par une solution à la crise. Elles suggèrent que, en fait, Moscou veut conserver les troubles en cours dans l’Est de l’Ukraine. L’objectif apparent du Kremlin est d’utiliser le séparatisme ukrainien pour déstabiliser non seulement cette sous-région relativement russifiée, mais l’État ukrainien tout entier. La stratégie de Moscou pourrait être, à la base, plus socio-économique que militaire et politique. Peut-être que Poutine veut détériorer, avant tout, le climat pour les investissements et les affaires en Ukraine. Non seulement cela saperait les bases financières de l’État ukrainien, mais cela servirait aussi à discréditer les politiques de partenariat et d’association de l’UE en Europe de l’Est. Cela délégitimiserait la révolution anti-autoritaire ukrainienne, la politique de Bruxelles de transposer les valeurs de l’UE, ses lois et pratiques dans son voisinage oriental, ainsi que la promotion de la démocratie occidentale dans « l’arrière-cour » de la Russie en général. La confrontation de grande envergure de la Russie avec l’Occident est une nouveauté dans la période post-soviétique, mais cela ne devrait pas être surprenant. Ce qui est en jeu, pour Moscou, en Ukraine, ce n’est pas seulement une question territoriale et identitaire. L’enjeu principal est au contraire la puissance intérieure de Poutine et de son entourage, ou la légitimité de leur modèle de gouvernement. La compétition entre les modèles russes et ukrainiens contemporains de développement en Europe de l’est est fondamental : le libéralisme contre le patrimonialisme, la société ouverte contre un système politique fermé, une société libre contre une société non-libre, un ordre sociétal pluraliste contre un ordre sociétal moniste.

 La question de base concernant l’Ukraine aujourd’hui est : une grande nation slave orthodoxe post-soviétique peut-elle réussir son occidentalisation ? Si les Ukrainiens parviennent à transformer leur pays selon les critères européens d’après-guerre, cela poserait un défi principal pour le système de Poutine fondé sur l’autoritarisme en politique, la corruption dans les relations entre l’État et la société et la répression de l’activisme civique. En outre, le proto-type russe actuel de gouvernement joue également un rôle de modèle pour les gouvernements de pays comme la Biélarus, l’Azerbaïdjan ou le Kazakhstan – et jusqu’à récemment l’Ukraine. Afin d’éviter une remise en cause fondamentale de son régime par une profonde et efficace réforme de l’Ukraine ainsi que par son intégration européenne, le Kremlin est prêt à sacrifier la paix en Europe de l’Est, la stabilité sociale en Ukraine et la primauté du droit international.

 Ce ne sera que quand le Kremlin percevra que les coûts économiques globaux et les risques politiques domestiques entraînés par ces actions lui posent une menace encore plus élevée que les incertitudes découlant de l’européanisation de l’Ukraine que nous pouvons espérer des changements fondamentaux dans sa politique. Si les Occidentaux veulent résoudre ce qu’on appelle « la crise ukrainienne », ils devront augmenter les enjeux pour le Kremlin s’il interfère dans l’est de l’Ukraine. Si au lieu de cela, l’Ouest continue de poursuive ses politiques craintives actuelles, la crise ukrainienne pourrait devenir progressivement un rappel de la crise yougoslave des années 1990. La décision de l’Ukraine en 1994 d’abandonner le troisième arsenal nucléaire mondial pourrait être perçue comme une des décision géopolitiques les plus naïves de l’histoire récente.

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